Jean-Delmas Ehui, l’entrepreneur ivoirien qui connecte la filière karité au numérique
Abidjan, Côte d’Ivoire – Sous le soleil de savane, des milliers de femmes s’affairent à la récolte et à la transformation des noix de karité. Longtemps, leur « or » – ce beurre végétal aux vertus cosmétiques et alimentaires – était vendu à bas prix, loin des marchés internationaux. C’est ce constat qui a motivé Jean-Delmas Ehui, un ingénieur informaticien ivoirien, à mettre les technologies numériques au service de ces productrices. Fondateur de la startup ICT4DEV, Ehui a fait du développement durable par le numérique son cheval de bataille. Son projet phare, Karité 2.0, promet de révolutionner la filière karité en la connectant à l’ère digitale, pour le plus grand bénéfice des communautés rurales d’Afrique de l’Ouest.
Jean-Delmas Ehui : Du Numérique au Service du Karité
Du code aux champs : le parcours d’un pionnier des TIC agricoles
Jean-Delmas Ehui n’est pas un nouveau venu dans le monde de l’agritech. Titulaire d’un diplôme d’ingénieur en informatique obtenu à Abidjan en 2006, il a d’abord travaillé comme consultant en projets agricoles, sillonnant les campagnes et constatant de près les difficultés des paysans. En 2012, fort de cette expérience, il cofonde avec son frère la startup ICT4DEV, avec la conviction que « l’avenir de l’agriculture repose sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) ». L’entreprise se spécialise dans le développement de solutions numériques pour les acteurs du monde agricole – applications web, mobiles, SMS interactifs – avec une mission claire : améliorer les conditions de vie des populations rurales via le numérique.
Dès 2014, Ehui lance une première plateforme innovante baptisée Lôr Bouôr (« plantation productive » en langue lobi). Ce portail agricole propose une panoplie de services aux coopératives et producteurs : un site d’information et de mise en relation entre acteurs du secteur, la publication de données et statistiques en temps réel sur les marchés, un système de diffusion de prix par SMS entre zones urbaines et villages, un kiosque vocal en langues locales pour diffuser conseils et formations, ainsi qu’une application de gestion de coopérative. Lôr Bouôr visait à moderniser les pratiques et à combler la fracture numérique entre villes et campagnes. « Sur le plan financier, [Lôr Bouôr] permet à l’agriculteur d’améliorer durablement son revenu tout en […] contribuant à la sécurité alimentaire en permettant la distribution rationnelle des denrées sur l’ensemble du territoire », estimait Ehui en 2019. Ce projet pionnier lui a d’ailleurs valu plusieurs distinctions, dont le Prix national d’Excellence 2017 en Côte d’Ivoire pour la vulgarisation du numérique et un second prix d’excellence dans la catégorie TIC.
Fervent défenseur de la « tech for good » appliquée à l’agriculture, Jean-Delmas Ehui répète que l’intérêt des TIC se mesure à leur impact concret sur les filières traditionnelles. « Nous croyons fermement que les TIC peuvent contribuer au développement de notre continent… voilà pourquoi nous travaillons sur des projets qui mettent les TIC au service du bonheur de nos concitoyens », confie-t-il dans une interview. De l’enregistrement des naissances en milieu rural à la commercialisation des récoltes, chaque solution développée par ICT4DEV répond à un problème de terrain. Cette vision lui a valu d’être reconnu parmi les jeunes leaders de l’innovation agricole en Afrique de l’Ouest – finaliste du concours Africa’s Business Heroes en 2020, lauréat du programme d’entrepreneuriat de la Fondation Tony Elumelu en 2015 – et d’être sollicité comme Ambassadeur de l’innovation dans son pays natal.
Karité 2.0 : la filière karité se digitalise
Après s’être attaqué aux filières vivrières et au cacao, Jean-Delmas Ehui a tourné son regard vers un produit emblématique mais encore peu structuré : le karité, surnommé « l’or des femmes » en Afrique de l’Ouest. En Côte d’Ivoire notamment, la production de noix de karité – environ 250 000 tonnes par an – est largement assurée par des coopératives féminines dans le Nord du pays, mais seule une faible part est transformée localement (le reste étant souvent exporté à l’état brut). Conscient du potentiel socio-économique de cette filière et des freins qui la pénalisent, Ehui a lancé Karité 2.0, un projet ambitieux de numérisation de la chaîne de valeur du beurre de karité.
Karité 2.0 se présente comme une plateforme intégrée de traçabilité et de commercialisation dédiée au karité. Concrètement, il s’agit d’un système numérique qui enregistre et suit chaque étape du processus – de la collecte des noix par les villageoises jusqu’à la production du beurre et son conditionnement – afin de garantir la qualité et l’origine du produit. L’initiative vise à structurer la filière informelle du karité et à créer un label de confiance autour du beurre produit localement. Grâce à Karité 2.0, plus de 25 000 femmes rurales sont déjà connectées à une plateforme qui assure la traçabilité de leur production et facilite leur accès au marché mondial. Autrement dit, ces productrices peuvent désormais valoriser un beurre de karité « labellisé et tracé made in Côte d’Ivoire » auprès de clients internationaux, au lieu de vendre leurs récoltes à bas prix à des intermédiaires locaux.
Le projet a rapidement suscité l’intérêt des autorités et de partenaires étrangers. En 2024, lors du Salon International de l’Agriculture à Paris, Jean-Delmas Ehui a fièrement présenté Karité 2.0 sur la scène internationale, illustrant comment le numérique peut répondre aux exigences croissantes des consommateurs en matière de transparence. Quelques mois plus tard, au salon VivaTech, ICT4DEV a signé un partenariat stratégique avec la société française Kilimo, en présence de membres du gouvernement ivoirien, pour faciliter l’exportation du karité ivoirien vers l’Europe. Ce partenariat, souligne Ehui, « permettra au karité labellisé et tracé made in Côte d’Ivoire d’accéder facilement au marché européen et surtout de […] améliorer les revenus des acteurs de cette filière composée essentiellement de femmes en milieu rural ». L’objectif affiché est clair : assurer un meilleur revenu aux productrices en contournant les circuits traditionnels peu rémunérateurs, grâce à la vente directe d’un produit de qualité, traçable et certifié.
Sur le terrain, Karité 2.0 se traduit par des outils numériques conçus pour et avec les communautés. Application mobile simplifiée, interface web, alertes SMS en zone à faible connectivité… ICT4DEV adapte la technologie au contexte rural. Les coopératives féminines peuvent enregistrer leurs volumes de noix collectées, suivre l’état des stocks de beurre, et surtout accéder à une plateforme de mise en relation avec les acheteurs (transformateurs, exportateurs, marques de cosmétiques), le tout en quelques clics. La traçabilité confère une valeur ajoutée non négligeable : chaque lot de beurre produit localement peut être suivi jusqu’au consommateur final, gage de qualité et d’éthique dans un marché où ces critères prennent de plus en plus de poids. « À l’heure où les marchés exigent des produits traçables, durables et équitables, le karité peut devenir un véritable moteur de développement », affirment les experts du secteur. Karité 2.0 s’inscrit précisément dans cette tendance, en offrant une vitrine moderne à un produit traditionnel.
Des impacts concrets et des perspectives prometteuses
Bien qu’encore récent, le projet Karité 2.0 affiche déjà des résultats encourageants. Pour de nombreuses productrices, la plateforme a apporté une visibilité inédite et l’espoir d’une meilleure rémunération. « Il faut que le prix fixé pour l’amande de karité parvienne jusqu’à la femme rurale. Elle doit être payée en main propre, immédiatement, sans attendre, pour éviter qu’elle ne brade sa récolte », plaide Armand Kingbo, secrétaire permanent de l’interprofession karité au Bénin. C’est exactement le changement qu’entrevoit Karité 2.0 : en réduisant le nombre d’intermédiaires et en garantissant un débouché direct aux coopératives, la plateforme entend sécuriser les revenus des femmes. Désormais, plutôt que de céder leurs noix ou leur beurre à vil prix faute de contacts, celles-ci peuvent négocier avec des acheteurs informés de la qualité de leur production.
Les premiers effets se font sentir. Des coopératives pilotes en Côte d’Ivoire ont pu écouler des stocks de beurre de karité « 2.0 » à des acheteurs européens à un prix nettement supérieur aux offres locales habituelles, selon ICT4DEV. Si ces transactions restent pour l’instant limitées, elles posent les jalons d’une filière plus équitable. Par ailleurs, la digitalisation facilite l’accès au crédit et aux subventions : les données de traçabilité servent de preuve de production, ce qui peut rassurer les microfinance et programmes d’aide rurale pour financer du matériel (séchoirs, broyeurs) ou des formations. L’effet réseau se met également en place : via la plateforme, les coopératives partagent leurs expériences, bonnes pratiques et contacts, renforçant ainsi leurs capacités collectives.
Jean-Delmas Ehui voit grand pour Karité 2.0. Dans les prochaines années, il ambitionne d’étendre la plateforme à un nombre bien plus important de productrices – en Côte d’Ivoire, on estime que des centaines de milliers de femmes tirent leurs moyens de subsistance du karité. La startup ICT4DEV travaille aussi à intégrer de nouvelles fonctionnalités, comme un module de formation en ligne (par exemple, sur les techniques de récolte durable ou d’amélioration de la qualité du beurre) et un système de certification numérique qui attesterait que le beurre respecte certains standards (biologique, commerce équitable, etc.). De plus, le modèle pourrait être dupliqué dans d’autres pays de la sous-région où le karité est un pilier économique, du Burkina Faso au Ghana. À terme, Karité 2.0 pourrait devenir une référence africaine de la traçabilité agricole, inspirant la transformation numérique d’autres filières portées par des petits producteurs (anacarde, cacao, coton, etc.).
Les bailleurs de fonds du développement ne s’y trompent pas : la démarche d’Ehui, combinant autonomisation des femmes, valorisation locale et utilisation intelligente de la technologie, coche les cases des Objectifs de développement durable. « Sortir du piège des exportations brutes, et faire du karité un levier d’autonomisation des femmes, de création d’emplois locaux et de souveraineté économique régionale » – ce défi, formulé lors de la récente conférence mondiale du karité à Cotonou, guide désormais l’action conjuguée des acteurs publics et privés. Karité 2.0 en est l’une des réponses les plus innovantes.
L’« or des femmes » à la croisée des enjeux socio-économiques et environnementaux
Si le karité suscite tant d’initiatives, c’est qu’il se trouve au cœur d’enjeux multiples en Afrique de l’Ouest. Sur le plan social et économique, cette filière offre un levier d’autonomisation unique pour les femmes rurales. La collecte et la transformation du karité sont quasi-exclusivement féminines : en milieu rural, ce travail procure à des millions de femmes un revenu propre et une reconnaissance accrue au sein de leur communauté. Au Burkina Faso, par exemple – deuxième pays exportateur de karité après le Mali – le secteur karité permet à près de la moitié des femmes actives d’obtenir un complément de ressources, souvent investi dans la santé, l’éducation des enfants ou des activités génératrices de revenus. En Côte d’Ivoire, le karité est l’un des principaux produits d’exportation du nord du pays, d’où l’importance stratégique de mieux l’exploiter localement.
Parallèlement, le karité revêt une dimension environnementale cruciale. Cet arbre endémique des savanes africaines pousse lentement – il faut compter 15 à 20 ans avant qu’un karité ne produise ses premières noix – mais il contribue fortement à la résilience des écosystèmes sahéliens. Les parcs à karité constituent des zones de biodiversité précieuses et un puits de carbone non négligeable : on estime qu’ils peuvent stocker jusqu’à 1,5 million de tonnes de CO₂ par an en Afrique de l’Ouest. Protéger et gérer durablement ces ressources, c’est donc aussi lutter contre le changement climatique. D’ailleurs, la filière karité a l’avantage d’atténuer le réchauffement tout en offrant des revenus locaux – un double bénéfice rare dans le secteur agricole.
Cependant, la durabilité du karité n’est pas acquise. La filière doit faire face à la déforestation (les pressions pour convertir des terres ou utiliser le bois de karité comme combustible), aux sécheresses plus fréquentes et à certains parasites qui menacent les arbres. Pour maintenir la production, des solutions innovantes émergent. Au Burkina Faso, par exemple, le programme Équité mené par des ONG a introduit des pratiques d’économie circulaire dans la fabrication du beurre de karité : traditionnellement, il fallait environ 7,9 kg de bois pour produire 1 kg de beurre (bois utilisé pour faire bouillir et torréfier les amandes). En transformant les coques et résidus de karité en briquettes combustibles, les coopératives sont parvenues à réduire d’environ 40 % la consommation de bois nécessaire. Moins de bois coupé, ce sont des forêts préservées autour des villages. Autre initiative originale : l’apiculture dans les parcs à karité. Des ruches ont été installées au milieu des arbres ; les revenus tirés du miel et de la cire incitent les jeunes à renoncer à la coupe de bois et améliorent la pollinisation des karités, augmentant ainsi leur rendement naturel. Ces exemples illustrent une approche intégrée où savoirs traditionnels et innovations se complètent pour renforcer la filière.
Sur le marché mondial, le karité est également à un tournant. Longtemps cantonné aux savons et onguents artisanaux, il est devenu en quelques décennies un ingrédient très recherché de l’industrie cosmétique internationale pour ses propriétés hydratantes. Plus surprenant encore, le beurre de karité s’est fait une place dans nos tablettes de chocolat : en Europe, les fabricants incorporent depuis plus de dix ans jusqu’à 5 % de karité dans la matière grasse utilisée pour la confiserie, en substitut du beurre de cacao. La demande explose donc, si bien que plusieurs pays producteurs ont pris des mesures drastiques pour garder la valeur ajoutée sur place. Burkina Faso, Mali, Côte d’Ivoire… ces États ont purement et simplement interdit l’exportation des noix de karité brutes, obligeant les exportateurs à investir dans des unités de transformation locale. Cette politique commence à porter ses fruits en termes d’industrialisation – de nouvelles usines de beurre de karité voient le jour, comme en zone industrielle de Glo-Djigbé au Bénin – mais elle a aussi provoqué des tensions sur les prix. En 2023, juste après l’annonce de ces restrictions par certains pays, le prix du kilo d’amandes de karité a momentanément flambé, triplant sur les marchés locaux. Si cette hausse a été temporaire, elle révèle l’importance d’organiser la filière pour éviter les spéculations tout en garantissant un revenu juste aux premières concernées : les cueilleuses de karité.
« Plus performante et compétitive », « véritable moteur de développement » – les expressions ne manquent pas pour décrire la nouvelle ère qui s’ouvre pour le karité. Mais concrètement, cela suppose un alignement des planètes entre politiques publiques, initiatives privées et mobilisation communautaire. Jean-Delmas Ehui l’a compris : son combat dépasse le simple déploiement d’une appli ou d’une plateforme. Il s’agit d’une vision holistique où le numérique sert de catalyseur à la fois économique, social et environnemental. En connectant les productrices aux marchés, Karité 2.0 contribue à l’équité sociale ; en favorisant la traçabilité, il encourage de meilleures pratiques de production (qualité, respect des normes écologiques) ; en améliorant les revenus, il donne aux communautés les moyens de mieux préserver leur ressource.
Un futur durable tracé en numérique
Le parcours de Jean-Delmas Ehui est celui d’un passeur entre deux mondes qui longtemps s’ignoraient : la tech urbaine et les réalités rurales. Avec son allure discrète et son éternel sourire, ce geek ivoirien a su gagner la confiance des villageois autant que celle des investisseurs. Son credo : « Innover, oui, mais avec et pour les bénéficiaires finaux ». Ainsi, chaque déplacement d’Ehui sur le terrain se transforme en atelier improvisé : il écoute les productrices de karité, note sur sa tablette leurs besoins, teste avec elles les outils numériques conçus par ICT4DEV pour s’assurer qu’ils sont réellement adaptés. Ce souci d’ancrer l’innovation dans le local explique en grande partie le succès de Karité 2.0.
Aujourd’hui, Jean-Delmas Ehui incarne une nouvelle génération d’entrepreneurs africains qui placent le développement durable au cœur de leur démarche. Son initiative montre que les technologies numériques, loin d’être un luxe réservé aux villes, peuvent devenir un outil puissant entre des mains paysannes. À travers Karité 2.0, l’« or des femmes » brille d’un éclat nouveau : celui de la traçabilité, de la justice économique et de la fierté retrouvée pour des milliers de travailleuses de l’ombre. Et ce n’est sans doute qu’un début. « La conviction que les agriculteurs africains ont besoin de la technologie pour se développer » – devise affichée par ICT4DEV – trouve ici sa plus belle illustration. De la brousse ivoirienne aux salons high-tech parisiens, le récit de Jean-Delmas Ehui et de Karité 2.0 est celui d’un mariage réussi entre tradition et innovation, avec en ligne de mire un avenir où développement rime avec inclusivité et durabilité.
Sources : Jean-Delmas Ehui (entretiens et communications publiques), ICT4DEV Côte d’Ivoire, Agence Ecofin, Deutsche Welle, Agronomes & Vétérinaires Sans Frontières, We Are Tech Africa.