Kouakou Lassina, l’agronome ivoirien qui connecte les fermiers à la finance digitale

Dans une plantation de cacao isolée de Côte d’Ivoire, un producteur glisse une carte VISA prépayée pour recevoir le paiement de sa récolte. Cette scène, encore impensable il y a quelques années, devient réalité grâce à une innovation locale : la carte Lidar. Au cœur de cette révolution se trouve Kouakou Lassina, un agronome ivoirien passionné de nouvelles technologies, fondateur de la start-up FA&FA et porteur du projet Lidar. Son ambition ? Bancariser les agriculteurs et moderniser les échanges dans les filières cacao, café, anacarde ou encore coton, piliers de l’économie ivoirienne. Sur un ton résolument engagé, ce visionnaire entend apporter une réponse concrète au défi de l’inclusion financière en zone rurale, là où près de la moitié de la population demeure encore en marge du système bancaire classique.

Kouakou Lassina, Fondateur de FA&FA et Porteur du Projet Lidar

Portrait de Kouakou Lassina : parcours d’un innovateur

Âgé d’une trentaine d’années, Kouakou Lassina s’est forgé un profil atypique à mi-chemin entre l’agronomie et la technologie. Diplômé en sciences de la nature de l’Université Nangui Abrogoua d’Abidjan, il complète sa formation par un master en affaires internationales à l’EENI Business School. Surtout, il fait ses armes sur le terrain en travaillant dans la durabilité des filières cacao-café – notamment en tant que responsable de projets de certification UTZ et 4C dans une société agro-industrielle locale, expérience qui lui fait prendre conscience des difficultés quotidiennes des planteurs (paiements tardifs, traçabilité déficiente, accès limité aux services financiers).

Passionné de drones et d’innovation, Kouakou Lassina crée en 2016 une première entreprise, AgriExpert, dédiée aux solutions digitales pour l’agriculture (télédétection des sols, conseils aux producteurs). Il se fait connaître en 2020 en fondant SkyEarth, une start-up ambitieuse qui propose d’utiliser des drones pour reboiser les zones dégradées. Ce projet lui vaut d’être sélectionné par un programme d’incubation d’Impact Hub Abidjan, puis finaliste du concours panafricain Hub Africa la même année. « L’agriculture autrement » pourrait être sa devise : agronome de formation et télépilote de drone certifié, Kouakou Lassina entend marier haute technologie et développement rural. Fort de ces expériences, il décide fin 2019 de franchir un cap supplémentaire en s’attaquant à un problème crucial pour les paysans ivoiriens : leur inclusion financière.

FA&FA : une fintech au service des agriculteurs

Fondée officiellement en 2019 et immatriculée début 2021, FA&FA est une jeune entreprise ivoirienne spécialisée dans les technologies appliquées à la finance agricole. Basée à Yamoussoukro, la société se positionne comme un bureau d’ingénierie financière et technologique dédié au monde rural. Sa vocation première est de concevoir des plateformes et services numériques sur mesure pour les filières agricoles, en vue d’en améliorer les performances et la transparence. Comme le décrit la plaquette de présentation, Fa&Fa développe des solutions digitales « performantes, évolutives et durables, principalement destinées au secteur agricole ».

Parmi les principaux faits d’armes de Fa&Fa figure la création de Lidar (pour Leadership in Digitization Agricultural Resource), une plateforme numérique multifonction qui sera détaillée plus loin. L’entreprise articule son offre autour de plusieurs volets complémentaires : la monétique agricole (solutions de paiement et de porte-monnaie électronique adaptées aux coopératives et producteurs), les applications mobiles d’information et de gestion pour exploitants, ainsi qu’un site d’e-commerce agricole permettant la mise en marché en ligne des productions. En tant que start-up FinTech orientée “AgriFinance”, Fa&Fa se distingue par sa capacité à innover dans un secteur encore peu digitalisé. Elle a notamment mis au point une carte de paiement prépayée adossée à sa plateforme Lidar, spécialement conçue pour les agriculteurs non bancarisés. L’entreprise compte tirer parti des opportunités qu’offre la révolution numérique pour intégrer les petits producteurs au circuit financier formel, avec l’ambition affichée d’« offrir une couverture 360° de tout le processus agricole, du champ jusqu’aux centres d’achat, en connectant chaque maillon de la chaîne de valeur ».

Pour réussir ce pari, Fa&Fa s’appuie sur des partenariats stratégiques avec des acteurs publics et privés. Ainsi, elle collabore étroitement avec des institutions locales pour déployer ses solutions au plus près du terrain. Par exemple, la Banque Nationale d’Investissement (BNI) figure parmi ses partenaires pour l’expansion des services financiers en zone rurale. Banque publique à la mission affirmée de soutien au développement, la BNI dispose d’un réseau de 57 agences et de guichets digitaux à travers le pays afin de promouvoir l’inclusion financière jusqu’aux villages les plus isolés. Dans cette optique, l’alliance entre Fa&Fa et la BNI a permis la production et la distribution de cartes de paiement à QR code destinées aux agriculteurs en milieu rural. Ces cartes innovantes facilitent les paiements dans les zones reculées en évitant le recours au cash, tout en permettant d’identifier chaque transaction de manière sécurisée grâce au code QR unique. Il s’agit d’une avancée notable pour désenclaver financièrement les producteurs et sécuriser leurs revenus.

Le projet Lidar : innover depuis le bord du champ

Lidar est sans conteste le projet phare de Kouakou Lassina et de Fa&Fa. Lancée comme la première plateforme d’« intelligence agricole et rurale » en Côte d’Ivoire, Lidar se présente comme une solution intégrée couvrant plusieurs besoins critiques du secteur agricole. Techniquement, il s’agit d’une plateforme monétique – c’est-à-dire un système de paiement électronique – adossée à une suite d’outils numériques (applications mobiles, base de données agronomiques, portail e-commerce). Le nom Lidar n’a pas été choisi au hasard : au-delà de son acronyme anglophone (Leadership in Digitization Agricultural Resource), il évoque l’idée de cartographie et de précision (par analogie avec la technologie LiDAR utilisée en télédétection) appliquées aux ressources agricoles. En pratique, la plateforme Lidar permet d’assurer la traçabilité des flux de production et la sécurisation des transactions dès le bord du champ – c’est ainsi qu’elle est présentée par ses concepteurs. Concrètement, chaque producteur inscrit dispose d’un Compte Lidar alimenté en monnaie électronique équivalente à la valeur de sa récolte vendue, argent qui est conservé en garantie sur un compte de règlement géré par une banque partenaire. Via une simple application mobile ou par le biais d’une carte de paiement Lidar-VISA prépayée, le producteur peut alors effectuer ou recevoir des paiements liés à ses activités agricoles, sans manipulation de liquidités.

Un des premiers terrains d’application de Lidar concerne la filière coton, pilier important de l’économie rurale ivoirienne. La digitalisation de la filière coton via la solution Lidar comporte plusieurs volets. D’une part, il s’agit de proposer aux acteurs de la filière (coopératives cotonnières, sociétés d’égrenage, producteurs) un système de paiement dématérialisé pour le règlement des campagnes d’achat du coton graine. En remplaçant les traditionnelles transactions en espèces par des paiements électroniques crédités sur des cartes Lidar distribuées aux cotonculteurs, la solution apporte une sécurité accrue : fini le transport de sacoches de billets sur des pistes villageoises au risque de braquages. Cette approche s’inspire du modèle mis en place récemment dans la filière cacao, où chaque planteur s’est vu attribuer une carte de producteur dotée d’un QR code renfermant toutes ses informations et d’une puce bancaire permettant le paiement effectif au prix garanti. Pour les producteurs de coton, les bénéfices attendus sont multiples : paiement plus rapide et transparent des récoltes, réduction des pertes et vols, historique de ventes consultable (utile pour accéder à du crédit), et même possibilité d’épargne ou de micro-assurance adossée au portefeuille électronique.

D’autre part, la digitalisation par Lidar s’étend aux services d’information agricole. Grâce à la plateforme, un producteur de coton peut recevoir via son téléphone des données utiles : alertes météo, conseils techniques de culture, cours du coton sur le marché, ou encore offres promotionnelles sur des intrants. Lidar ambitionne en effet de créer un écosystème numérique global pour les agriculteurs. La traçabilité est également renforcée : chaque lot de coton collecté auprès d’un producteur enregistré peut être tracé du champ jusqu’à l’usine d’égrenage, grâce à l’enregistrement des transactions et à l’identifiant unique du producteur (via le QR code de sa carte). Cela peut faciliter la certification de la provenance, un atout à l’heure où acheteurs et autorités exigent de plus en plus de transparence sur les filières (lutte contre le travail des enfants, etc.).

Enfin, la plateforme Lidar offre une ouverture vers le e-commerce agricole. Les coopératives ou groupements de producteurs de coton pourraient, à terme, utiliser O’Grand Marché – le portail en ligne de Fa&Fa – pour exposer leur production, rechercher des acheteurs ou nouer des partenariats commerciaux au-delà de leur zone géographique. Cette mise en marché numérique vise à donner aux agriculteurs un accès direct à des débouchés variés, sans dépendre uniquement des intermédiaires locaux, améliorant potentiellement leurs marges. Si l’accent initial de Lidar a surtout concerné des filières comme le cacao, l’anacarde ou le palmier à huile, l’entreprise entend bien étendre ses solutions au coton et aux cultures vivrières. Des projets pilotes de déploiement de Lidar dans des zones cotonnières du Grand Nord ivoirien sont évoqués, où la solution pourrait être testée en collaboration avec les acteurs existants (tels que l’interprofession INTERCOTON ou des sociétés cotonnières majeures). L’objectif affiché par Kouakou Lassina est clair : démontrer que même au fin fond des savanes du Nord, un paysan peut désormais vendre sa récolte de coton en quelques clics et stocker son argent en toute sécurité sur une carte, le tout grâce à une innovation 100 % ivoirienne.

Enjeux et contexte : l’inclusion financière au cœur du développement

Le projet Lidar et, plus largement, l’initiative de FA&FA s’inscrivent dans un contexte national et sous-régional favorable à la digitalisation de l’agriculture. Depuis quelques années, les autorités ivoiriennes ont fait de la modernisation des filières agricoles un axe stratégique, misant sur le numérique pour accroître la productivité et la transparence. L’exemple le plus emblématique est sans doute l’opération “carte du producteur” lancée en 2019-2020 par le gouvernement dans le secteur café-cacao, qui a abouti en 2023 à la distribution des premières cartes multifonctions à plus d’un million de planteurs. Ces cartes, développées avec l’appui de la BNI et du Conseil du Café-Cacao, contiennent un QR code et une puce permettant d’identifier le producteur et de le payer électroniquement au moment de la vente de ses fèves, sans manipulation d’espèces. Une innovation majeure qui « favorise la traçabilité de la production, indispensable à la durabilité de la filière, et la sécurisation des transactions commerciales en évitant le transport du cash du bord-champ au point d’achat ». Les résultats dans le cacao sont encourageants : réduction des vols et des fraudeurs qui sous-payent les paysans, paiements garantis au prix officiel, et une visibilité accrue sur les volumes collectés. Ce succès crée un précédent inspirant pour d’autres filières.

Dans la filière coton également, la digitalisation est perçue comme un levier pour booster l’efficacité et la résilience économique des producteurs. Une étude menée au Burkina Faso voisin soulignait que le numérique pouvait augmenter les revenus des cotonculteurs tout en améliorant l’efficience de la chaîne de valeur. En Côte d’Ivoire, où la production cotonnière a bondi de 47 % entre 2022 et 2024 pour atteindre près de 348 000 tonnes, les enjeux sont tout aussi cruciaux : il s’agit d’accompagner cette croissance par des mécanismes innovants de financement et de gestion. La transition numérique offre à la fois une solution aux problèmes de sécurité (les transports de fonds en zones rurales isolées étant vulnérables) et une opportunité d’inclusion financière massive d’une population jusqu’alors exclue du système bancaire classique. Avec Lidar, Fa&Fa apporte justement une réponse taillée pour ce contexte – et se trouve en phase avec les priorités gouvernementales.

Preuve de cette synergie public-privé, Fa&Fa s’implique activement dans le Projet de Pôle Agro-Industriel de la région du Bélier (2PAI-Bélier), un programme pilote soutenu par l’État visant à développer des agropoles régionales. Le volet TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) de ce projet a conduit la Cellule de coordination du 2PAI-Bélier à nouer un partenariat avec Fa&Fa pour lancer une plateforme d’intelligence agricole et rurale au profit des acteurs de la région. En clair, il s’agit d’adapter et déployer la solution Lidar dans la région du Bélier comme vitrine de l’agriculture 2.0. L’accord conclu prévoit l’établissement d’un partenariat durable afin de diffuser les produits et services de Fa&Fa auprès des coopératives, des producteurs et autres opérateurs agricoles locaux. Pour faciliter cette intégration, le projet 2PAI-Bélier a même financé l’acquisition de 1 000 cartes Lidar-VISA destinées aux producteurs de la région dans le cadre d’une phase pilote. Ces cartes prépayées, subventionnées par le programme, seront distribuées aux agriculteurs sélectionnés sur le terrain – par exemple, 1 000 paysans pilotes ont été identifiés dans les départements de Yamoussoukro, Djékanou, Didiévi, Toumodi, Tiébissou et Attiégouakro, couvrant l’ensemble de la région du Bélier. L’initiative permettra de tester grandeur nature l’adoption de la plateforme Lidar et des paiements électroniques dans un contexte réel. Si le pilote s’avère concluant, la solution a vocation à être généralisée à l’ensemble des acteurs agricoles de la région du Bélier, puis potentiellement reproduite dans d’autres régions de Côte d’Ivoire.

Les enjeux dépassent le seul cadre technologique : il s’agit de démontrer qu’une meilleure organisation numérique peut entraîner un cercle vertueux de développement local. Dans la région du Bélier, l’introduction de Lidar s’accompagne d’innovations en matière de finance agricole : mise en place d’un réseau d’agents de services Lidar pour le cash-in/cash-out dans les communes, formation du personnel local à l’utilisation des applications, et ouverture de nouveaux canaux de crédit pour les coopératives performantes. À terme, l’amélioration de la traçabilité et de la bancarisation des transactions agricoles pourrait faciliter l’accès à des financements extérieurs (banques, fonds d’investissement) pour les filières rurales, ces dernières pouvant désormais présenter des données fiables sur les volumes produits et les revenus générés. En ce sens, le projet de Kouakou Lassina s’aligne avec les objectifs du gouvernement ivoirien et de ses partenaires au développement, qui misent sur la transformation structurelle de l’agriculture pour accroitre la sécurité alimentaire et les revenus des ménages ruraux. Le partenariat récemment noué entre la BNI et la Banque européenne d’investissement pour soutenir une cacao-culture durable s’inscrit dans la même dynamique, celle de “consolider la position du pays comme leader en production durable tout en promouvant l’emploi des jeunes et des femmes”, selon le vice-président de la BEI Ambroise Fayolle. Fa&Fa, avec Lidar, se positionne donc comme un acteur clef de cette transformation, à l’interface entre les petits producteurs et les institutions financières.

Une révolution silencieuse en marche

Le parcours de Kouakou Lassina et la mise en œuvre du projet Lidar dessinent les contours d’une révolution silencieuse dans l’écosystème agricole ivoirien. À travers FA&FA et Lidar, c’est tout un modèle qui se met en place : celui d’une agriculture 2.0, où la technologie sert d’accélérateur au progrès social. Sur un ton posé mais déterminé, Kouakou Lassina se garde bien de crier victoire trop tôt. Cependant, les avancées réalisées en peu de temps suscitent l’espoir. En quelques années, Lidar est passé du stade d’idée à celui de dispositif opérationnel, avec l’appui de partenaires de poids et une reconnaissance grandissante. L’initiative démontre qu’innovation et tradition peuvent aller de pair : la modernisation des pratiques ne se fait pas au détriment des agriculteurs, elle se construit avec eux, en partant de leurs besoins réels.

Ce projet incarne une tendance de fond en Afrique : la conviction que les solutions aux défis locaux peuvent émerger de l’ingéniosité locale. À Yamoussoukro, dans les bureaux de FA&FA, comme dans les villages cacaoyers, une nouvelle page s’écrit, faite de résilience, de solidarité et de numérique. Lidar ne transformera pas le quotidien des paysans du jour au lendemain, mais chaque carte distribuée, chaque transaction digitalisée est un pas de plus vers un avenir où les petits producteurs seront pleinement intégrés à l’économie formelle. « L’inclusion financière en vrai », clame le slogan de Lidar – une promesse ambitieuse qui, sous l’impulsion de Kouakou Lassina, prend progressivement forme sur le terrain. Et c’est peut-être là le plus inspirant : voir un jeune entrepreneur ivoirien changer la donne, du champ à la banque, pour que demain, plus aucun fermier ne soit laissé pour compte.

Sources : Le Phare Coworking, programme DigiGreen & Agri (Union européenne, GIZ, Orange); Témoignages et profils des start-ups (sites officiels, réseaux sociaux)

Mohamed Diaby