Noura Ayé et Proxy Market : comment une jeune journaliste ivoirienne veut révolutionner le commerce de proximité

Dans l’ombre des grands supermarchés d’Abidjan, les marchés vivriers de quartiers restent les lieux où l’on se procure tomates, oignons, bananes ou poisson frais. À Belleville (Treichville), l’un de ces marchés populaires, les reporters d’Eburnie Today décrivent de fortes chaleurs, des vendeuses qui crient et transpirent et, surtout, des « mauvaises odeurs » causées par les piles d’ordures mal évacuées. Des bouchers déplorent les mouches, des poissons pourrissent au soleil et des membres des services d’hygiène dénoncent les urines dans des sachets jetés au sol. Dans cet environnement souvent insalubre, des ménages doivent parcourir des kilomètres pour s’approvisionner et le gouvernement construit désormais des « marchés de proximité » dans certains villages pour rapprocher les produits des consommateurs. Mais dans la capitale économique, l’initiative vient parfois des citoyens eux‑mêmes.

C’est dans ce contexte qu’est née Proxy Market, une jeune entreprise ivoirienne qui veut rapprocher les produits vivriers des clients urbains grâce à de petits kiosques modernes. Sa co‑fondatrice, Noura Ayé, incarne l’audace et la créativité d’une génération qui refuse de se résigner à la précarité.

Noura Ayé

De la formation en journalisme à l’entrepreneuriat

Née au début des années 2000, Noura Ayé étudie la communication et le journalisme lorsqu’elle prend conscience des difficultés d’approvisionnement des ménages d’Abidjan. Ses parents, originaires du nord du pays, sont attachés à la culture des produits vivriers et lui transmettent le goût des affaires. Elle observe, comme beaucoup, les longues files d’attente et la saleté des marchés urbains et commence à imaginer un dispositif permettant d’acheter des produits frais sans s’y déplacer.

En 2024, elle présente son idée dans les médias locaux : créer un « marché de proximité » baptisé ProxiMarket (ou Proxy Market) qui permettrait de se procurer des produits frais près de chez soi. À l’époque, elle n’a que vingt ans, mais sa détermination séduit plusieurs partenaires. Dans une interview accordée au média togolais L‑FRII au printemps 2025, elle explique qu’elle est étudiante en journalisme et précise la nature de son concept : proposer des tomates, légumes et fruits dans un kiosque vitré qui protège les denrées des mouches et de la poussière. Elle insiste sur le respect des normes d’hygiène – un argument essentiel pour convaincre des clients habitués aux marchés à ciel ouvert.

Un concept inspiré des kiosques modulaires

Proxy Market s’appuie sur la tendance des kiosques modulaires, ces structures préfabriquées de petite taille utilisées pour la vente au détail, l’alimentation ou des événements. Selon la société Container Solutions, les kiosques modulaires sont faciles à installer, peu coûteux et flexibles. Ils peuvent être adaptés à la marque, sont rapides à déployer et offrent un espace commercial fonctionnel. Cette technologie permet à Proxy Market de proposer des kiosques en verre, équipés de rayonnages et de réfrigérateurs, dans lesquels les produits frais sont bien visibles et protégés des insectes. Pour les franchisés, cela présente l’avantage d’un faible coût de démarrage et de la possibilité d’implanter un point de vente dans les quartiers densément peuplés sans avoir à construire un bâtiment permanent.

Les kiosques Proxy Market sont identifiables grâce à leur enseigne verte et leur design moderne. Ils proposent essentiellement des produits vivriers : tomates, aubergines, ignames, haricots, fruits et parfois des produits de première nécessité (riz, huile, sucre). L’idée est de réduire la distance entre les consommateurs et les producteurs, en favorisant des circuits courts. Les unités sont situées à proximité des habitations, ce qui évite les déplacements vers les grands marchés et limite les pertes de produits liées à la chaleur et aux embouteillages.

Un modèle de franchise pour créer des emplois

Au-delà du concept, l’innovation de Proxy Market réside dans son modèle économique. L’entreprise ne se contente pas d’ouvrir des points de vente : elle propose un système de franchise qui permet à des particuliers de devenir propriétaires d’un kiosque. Selon Noura Ayé, le capital d’entrée est d’environ 8 millions de francs CFA (près de 12 000 euros). Cette somme finance l’acquisition du kiosque, l’approvisionnement initial et la formation du franchisé.

Le site d’information NDA Afrique souligne que la franchise Proxy Market est conçue pour des produits de première consommation et que ceux qui l’acquièrent deviennent « leur propre patron », l’entreprise se chargeant de l’approvisionnement et de l’assistance technique. Une douzaine de kiosques étaient déjà opérationnels à la mi‑2025. La société propose une formation et un accompagnement permanents, comme l’indique un descriptif consulté sur un catalogue de franchise. Cela permet à des jeunes, souvent sans emploi, de se lancer dans le commerce formel, de gagner un revenu stable et de contribuer au tissu économique local.

Cette stratégie n’est pas passée inaperçue auprès des programmes d’accompagnement de l’entrepreneuriat. En mars 2024, Orange Côte d’Ivoire, l’Union européenne et l’agence allemande GIZ ont lancé le programme DigiGreen & Agri, un accélérateur régional destiné à soutenir l’innovation numérique au service de l’agriculture et de l’économie verte. Dotée d’une enveloppe de 7,6 millions d’euros pour une durée de 18 mois, l’initiative vise à créer des emplois décents, à développer les compétences numériques des jeunes et des femmes et à financer des solutions durables pour l’agriculture ivoirienne. Lors de l’annonce de la première cohorte en juillet 2025, le blog du Phare Coworking – partenaire opérationnel du programme – a révélé la liste des huit start‑ups sélectionnées : Bioyam, ICT4DEV & Karité 2.0, Djoli, Charb'Cocoa, Lidar, STFCI/Marifé, Cassava CI & Karité Durable et Proxy Market. Chaque entreprise apporte une réponse spécifique aux défis de l’agritech : fertilisants biologiques, traçabilité, commandes en ligne, charbon écologique, paiement numérique, transformation de fruits ou valorisation du manioc. Proxy Market est présentée comme un marché de proximité moderne pour fruits et légumes, à mi‑chemin entre le marché traditionnel et le supermarché, garantissant l’hygiène et des prix accessibles. Sa présence dans cette première cohorte lui donne accès à un accompagnement renforcé (mentorat, formations, mise en réseau) et à des financements supplémentaires, ce qui pourrait accélérer son déploiement dans d’autres quartiers et villes.

Une réponse aux défis de la sécurité alimentaire

Le succès de Proxy Market s’explique aussi par la crise plus large de la sécurité alimentaire en Côte d’Ivoire. Dans une étude consacrée à l’approvisionnement des marchés de quartier, l’organisation Regard Sud rappelle que la sécurité alimentaire repose sur quatre conditions : la disponibilité des produits, l’accès physique et économique, l’utilisation adéquate et la stabilité dans le temps. Les auteurs notent que, malgré l’abondance de produits vivriers dans les zones rurales, les ménages urbains font face à des difficultés d’accès. Les dysfonctionnements des marchés de gros et les relations socio‑professionnelles compliquées entraînent une mauvaise répartition des denrées et exposent les ménages à l’insécurité alimentaire.

Dans ce contexte, les kiosques de Proxy Market proposent une alternative. L’entreprise se charge de récupérer les produits directement auprès de producteurs ou de grossistes, puis de les distribuer via ses kiosques urbains. Cela réduit les pertes, améliore la traçabilité et garantit un certain niveau d’hygiène. Dans sa politique de confidentialité en ligne, Proxy Market Group décrit d’ailleurs ses activités comme une vente et livraison de produits alimentaires de première nécessité via un réseau de kiosques de proximité et une application mobile intégrée. La société affirme offrir un service rapide, accessible et respectueux de l’environnement grâce à des livraisons à moto et un système de géolocalisation.

Critiques et perspectives

Le modèle Proxy Market n’est pas exempt de critiques. Certains observateurs estiment que le coût d’entrée reste élevé pour des jeunes issus de milieux modestes. D’autres s’inquiètent de la concurrence avec les vendeuses traditionnelles des marchés, qui risquent de voir leurs revenus diminuer si les clients se tournent vers les kiosques modernes. Proxy Market répond à ces inquiétudes en affirmant que ses kiosques se limitent pour l’instant à quelques quartiers d’Abidjan et qu’ils se concentrent sur des zones où l’offre de produits frais est insuffisante. La société met aussi en avant la création d’emplois et la réduction du travail informel.

Par ailleurs, Proxy Market devra relever plusieurs défis pour maintenir sa croissance : stabiliser son réseau de fournisseurs, améliorer la gestion des stocks, obtenir les autorisations municipales et respecter les normes sanitaires. La concurrence pourrait venir d’autres startups ou de grands distributeurs qui voudraient reproduire le modèle. Mais Noura Ayé se montre confiante et affirme que sa force réside dans l’écoute des besoins des clients et des franchisés. Elle a déjà annoncé l’ambition de développer une application mobile pour permettre aux clients de passer des commandes et de se faire livrer à domicile, ce qui concorde avec la stratégie numérique évoquée dans leur politique de confidentialité.

Une figure inspirante pour la jeunesse ivoirienne

La trajectoire de Noura Ayé illustre la capacité d’innovation des jeunes Ivoiriens. À seulement vingt ans, elle a identifié un problème de santé publique (l’insalubrité des marchés) et a proposé une solution simple et scalable. Son projet a reçu un accueil favorable de la presse locale, qui le qualifie de « révolutionnaire ». Sa présence sur les réseaux sociaux, où elle partage des conseils entrepreneuriaux et des témoignages de franchisés, lui a valu des milliers de followers.

Au‑delà de l’anecdote, l’histoire de Noura Ayé reflète un mouvement plus large d’autonomisation des jeunes et des femmes en Côte d’Ivoire. Les initiatives de ce type s’ajoutent aux programmes gouvernementaux visant à construire des marchés de proximité et à réduire la vie chère. Elles montrent que des solutions émergent du terrain pour améliorer l’accès à une alimentation saine et pour créer des emplois. Si Proxy Market parvient à surmonter les obstacles logistiques et réglementaires, son réseau de kiosques pourrait s’étendre dans d’autres villes du pays et même inspirer des entrepreneurs d’Afrique de l’Ouest.

Alors que la Côte d’Ivoire poursuit son développement et que la population urbaine croît, la question de l’approvisionnement en produits vivriers devient cruciale. Les marchés traditionnels restent indispensables mais souffrent d’une organisation déficiente et d’un manque d’hygiène. En créant Proxy Market, Noura Ayé a voulu apporter une réponse adaptée : de petits kiosques modernes, un système de franchise accessible et un service respectueux des normes sanitaires. Le succès des premiers kiosques montre qu’il existe une demande pour ce type de commerce de proximité. L’avenir dira si cette jeune entrepreneuse parviendra à transformer son concept en réseau national. En attendant, elle a déjà prouvé que la jeunesse ivoirienne ne manque ni de talent ni d’imagination pour relever les défis du quotidien.

Mohamed Diaby